Parfois, je me surprends à retenir mon souffle sans m’en rendre compte. Une réunion qui traîne, un message « urgent » qui ne l’est pas, une fenêtre de code ouverte depuis trop longtemps. Le corps se crispe, la respiration se raccourcit, et l’esprit se serre comme un poing. Sous la pression constante des projets, des sprints et des transformations, beaucoup oublient que respirer n’est pas une option. En plongée, c’est la première leçon. En leadership aussi. L’oxygène mental ne se trouve pas dans un agenda plus serré ni dans une énième application de productivité. Il se gagne à la surface, dans l’espace que l’on crée entre deux inspirations.
Sous l’eau, tout est simple. Chaque geste a un coût. Chaque seconde s’écrit sur le manomètre. On ne s’agite pas, on glisse. On apprend très vite que la panique consomme plus que le trajet. À terre, nous confondons souvent vitesse et maîtrise. Nous confondons agitation et impact. Nous passons d’un canal à l’autre, d’une réunion à l’autre, d’une crise à la suivante, comme si l’air était illimité. Il ne l’est pas. La charge mentale, comme une profondeur, finit par écraser ce qui n’a pas de soutien.
Le rôle du leader n’est pas de rester en apnée plus longtemps que les autres. C’est d’imposer un rythme respirable.
Remonter à la surface commence par un aveu : je ne peux pas tout porter au même niveau d’attention. Je choisis. J’accepte de décevoir le bruit pour rester loyal au signal. La gestion du temps n’est pas la domestication de l’agenda. C’est l’affirmation d’un cap. J’ai cessé de croire aux journées parfaites en blocs harmoniques, et j’ai adopté une alternance plus organique entre immersion et respiration. Des périodes d’attention profonde où je coupe la houle des notifications. Des intervalles où je rouvre la radio du navire et j’écoute. Comme en plongée, on ne reste pas éternellement au fond. On y va pour quelque chose de précis, on y reste le temps nécessaire, on respecte les paliers de remontée.
L’art de la pause n’est ni un luxe ni une faiblesse. C’est une technique. Les meilleurs plongeurs ne sont pas les plus téméraires. Ce sont ceux qui connaissent leur consommation, anticipent, et gardent assez d’air pour les imprévus. Dans nos organisations, la pause devient un acte de management silencieux. Une marche dans le quartier avant une décision compliquée. Dix minutes les yeux fermés après un échange tendu. Une heure sans écran après une présentation importante. Rien d’héroïque, rien de spectaculaire. Juste de l’oxygène rendu au cerveau pour qu’il puisse trier, relier, relativiser. La performance se joue moins dans l’effort continu que dans la qualité des redémarrages.
La discipline de la déconnexion n’a de sens que si elle s’inscrit dans une écologie plus large de la décision. Couper les notifications, c’est utile. Refuser la tyrannie du « tout de suite », c’est vital. Je préfère désormais des fenêtres de réponse claires à l’illusion de disponibilité permanente. Il m’a fallu du temps pour comprendre qu’un message qui attend n’est pas une perte de contrôle. C’est un rappel que le contrôle se mesure à la capacité d’accorder son attention au bon endroit, au bon moment. À trop vouloir être partout, on finit par n’être nulle part. À trop vouloir tout entendre, on n’écoute plus rien.
Il y a aussi la question de la profondeur juste. À trente mètres, la narcose peut donner l’impression d’une clarté étrange, d’une confiance euphorique. En entreprise, certaines périodes donnent cette sensation trompeuse où l’on se croit invincible parce que tout s’enchaîne. Les résultats sont là, les équipes tiennent, la machine tourne. Et puis, d’un coup, le cerveau cale, la phrase ne vient plus, la patience se défait, le sommeil se rétrécit. Le burnout ne frappe pas les faibles. Il frappe ceux qui savent tenir trop longtemps. Remonter à la surface, c’est accepter que la lucidité exige de l’air neuf. Le courage ne consiste pas à prolonger l’apnée, mais à décider du moment où l’on regagne la lumière.
J’essaie d’ensemencer mes journées de petits gestes de surface. Un café en silence au lieu d’un scroll réflexe. Une question simple à une personne de l’équipe avant d’ouvrir mes mails : « Qu’est-ce qui te semble le plus important aujourd’hui ? ». Un rituel d’ouverture et de fermeture pour la journée, comme on vérifie son équipement avant d’entrer dans l’eau et après en être sorti. Le soir, je me méfie de la tentation de « finir encore un truc ». Les choses finissent rarement.
La nuit, elle, ne négocie pas. Elle présente la facture au matin.
La mer m’a appris la gratitude de la remontée. La surface n’est pas une sortie. C’est un espace. L’endroit où l’on respire, où l’on regarde l’horizon, où l’on retrouve les autres. À la surface, on dit bonjour, on débriefe, on se corrige, on sourit. Rien de tout cela n’existe au fond. J’aimerais que nos organisations aient plus de surfaces. Des moments où l’on pense sans urgence. Des conversations qui ne cherchent pas à conclure. Des pauses où l’on n’a pas à justifier la pause. La confiance se construit là. La créativité aussi. Alors, oui, nous vivons à un rythme qui ressemble parfois à une plongée sans fin. Les transformations s’enchaînent, les cycles se raccourcissent, les attentes grandissent.
Je ne propose pas une fuite. Je propose une respiration. Une manière de conduire sans s’abîmer. De choisir nos plongées, d’annoncer nos paliers, de rentrer au port avec assez d’air pour écouter une histoire, en raconter une autre, et repartir demain. Remonter à la surface n’est pas abandonner. C’est préparer la prochaine descente. C’est la condition pour rester longtemps sous l’eau sans s’y perdre.
C’est, au fond, la première responsabilité des leaders : garder l’air de l’équipage, et le leur, respirable.