Skip to main content

Un océan bleu, sur le papier, c’est la promesse d’une eau calme et d’un horizon sans compétition. En vrai, c’est souvent une mise à l’eau à l’aube, quand le vent hésite, que la visibilité bouge et que les repères sont loin. Dans ces moments-là, le plongeur ne s’abandonne pas au lyrisme. Il fait ce qu’il a répété mille fois : vérifier la pression, régler la flottabilité, signaler à son binôme, descendre lentement. L’innovation IT mériterait le même réflexe. Au lieu d’annoncer la grande traversée, on commence par le check-up. Et surtout, on ancre la valeur avant le récit.

Le livre de Kim et Mauborgne rappelle une idée simple : l’océan bleu n’est pas l’endroit où l’on “rêve plus fort”, c’est le lieu où l’on redessine la valeur. Créer un espace stratégique nouveau, oui, mais par la value innovation : rehausser ce qui compte, réduire ce qui n’apporte rien, éliminer ce qui encombre, créer ce qui manque. On peut faire cette gymnastique sans powerpoint ni tambours. Il suffit d’une question honnête, posée tôt : quelle amélioration concrète, mesurable, une équipe ou un client ressentira-t-il dans les 90 jours qui suivent notre mise à l’eau ? Une minute gagnée sur un ticket, trois points de satisfaction sur un parcours, un cycle d’approbation raccourci… Peu importe l’échelle, pourvu que ce soit réel et vérifiable.

À partir de là, tout devient plus respirable. On définit un test qui ressemble à la vraie vie, pas à une vitrine. On choisit deux ou trois indicateurs qui valent la peine – un effet business, un signal d’adoption, un signe vital de santé opérationnelle – et on promet de dire la vérité qu’ils racontent, même si elle est moins photogénique que prévue. Et surtout, on décide d’avance dans quelles conditions on remonte à bord. Savoir arrêter n’est pas un renoncement, c’est une compétence de sécurité. Le plongeur ne « perd » pas sa plongée parce qu’il remonte plus tôt ; il revient avec des informations, des repères, et l’envie d’y retourner dans de meilleures conditions.

Dans les organisations, j’utilise une page très simple que l’équipe remplit en quarante-cinq minutes, montre en main. On y traduit d’abord l’intention technique en résultat métier clair ; on liste deux ou trois risques qui, s’ils se produisent, annulent la valeur (un coût qui s’envole, une latence qui casse l’usage, un risque sécurité que l’on ne sait pas lever dans les délais) ; on met nos hypothèses à visage découvert, noires sur blanc, pour pouvoir les vérifier honnêtement ; on nomme les métriques “garde-fous” qui ne doivent pas se dégrader pendant qu’on crée de la nouveauté ; et on écrit le protocole de sortie : qui tranche, à quel seuil, et comment on recycle l’apprentissage. Cette page n’a rien de magique ; elle est juste plus utile que trois slides de slogans. Collée en tête de chaque document, elle évite les promesses floues et donne à tous – métiers, IT, sécurité – un même langage.

Le tempo compte autant que le cap. On ne “scale” pas une intuition comme on ouvre une vanne. On essaie court, on mesure vite, on ajuste proprement. Quelques semaines d’exploration suffisent pour vérifier que nos hypothèses ne sont pas naïves ; quelques semaines de validation permettent de montrer un delta réel, pas un effet de vitrine ; puis seulement on étend, en installant les garde-fous opérationnels : SLO clairs, astreinte si nécessaire, playbook d’incident prêt. Ce rythme n’a rien d’héroïque, mais il protège les équipes. Et il rend la communication plus digne : nous testons ceci, pour telle valeur, mesurée ainsi, jusqu’à telle date ; nous arrêterons si tel seuil est franchi ; nous partagerons les résultats, succès ou pas. On ne vend pas un horizon, on raconte une traversée.

Le piège le plus courant, ce sont les métriques décoratives. Les impressions intranet, les démos enthousiastes, les proof-of-concept éternels qui ne touchent pas le flux réel… Tout cela fait du bruit, pas du progrès. L’océan bleu, relu à la lumière du quotidien IT, rappelle une évidence : la nouveauté compte quand elle allège un geste, raccourcit un délai, réduit une incertitude, sécurise un passage. Le reste fatigue les équipes et abîme la confiance.

Reste la question de la gouvernance. Là encore, sobriété. Un sponsor qui tranche, un product owner qui vit au rythme des chiffres hebdomadaires, un binôme sécurité-ops dans la boucle dès le jour 1, et un rituel court, régulier, où l’on regarde ensemble les signaux et où l’on décide des deux prochaines actions.

Pas de cérémonie supplémentaire, pas de théâtre. Juste de la régularité et des décisions claires.

Le plus agréable, avec ce cadre, c’est la légèreté qu’il apporte. On continue d’aimer les belles idées, on continue de lire et de s’inspirer – Stratégie Océan Bleu reste un compagnon utile pour poser les bonnes questions – mais on navigue avec des instruments lisibles par tous. On parle moins fort et on avance mieux. On accepte que certains essais n’ouvrent pas de mers nouvelles, et on se réjouit quand un geste discret change vraiment la vie d’un utilisateur.

Au fond, l’océan bleu n’est pas un décor instagrammable. C’est une discipline. Une manière d’entrer dans l’eau en sachant pourquoi on y va, comment on vérifie que c’est le bon jour, et à quel moment on décide de remettre la tête hors de l’eau. C’est spectaculairement pas spectaculaire. C’est ce qui ramène tout le monde à bord. Et c’est ainsi que l’on crée de la valeur qui tient, sans surpromettre, sans user les équipes, en gardant l’envie d’explorer.

Cédric Thomas

Author Cédric Thomas

More posts by Cédric Thomas